Livres de Vedanta en français de Swami Dayananda Saraswati

 

De nombreuses personnes nous demandent régulièrement si les livres de notre enseignant, Swami Dayananda Saraswati, ont été traduits et publiés en français.

Nous sommes heureux de vous annoncer que l’éditeur de Swamiji, Arsha Vidya Publications, nous a autorisé à publier en français une dizaine de titres de Pujya Swamiji.

Voici les cinq premiers titres. Pour voir une description détaillée et les commander, cliquer sur ce lien.

Ouvrages de Swami Dayananda Saraswati:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ouvrage de Swami Viditatmananda Saraswati:

Ce dernier titre est de l’un des disciples les plus anciens de Pujya Swamiji, Swami Viditatmananda Saraswati (Adhyatma Vidya Mandir, Ahmedabad, Gujarat) qui nous a aussi donné l’autorisation de publier un de ses livres en français :

 

 

Nous vous remercions de diffuser largement cette information autour de vous pour que ces premiers livres de Swami Dayananda en français puissent être enfin lus dans le monde francophone.

Avec toute notre amitié,
Surya et Neema

Surya Tahora et Neema Majmudar 

Vedanta,Découvrir ce qui est
http://www.discovervedanta.com/french/accueil.htm

 

Michel Hulin : la méditation, le meilleur apport de l’Inde pour la sagesse aujourd’hui

Michel Hulin, professeur honoraire de philosophie indienne et comparée à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV)

A l’occasion de la 10 ème édition de la journée de la solidarité humaine, l’Institut de France accueillait un colloque dont le thème s’articulait autour de la question « Quelle sagesse pour notre temps ? »

Michel Hulin, professeur honoraire de philosophie indienne et comparée à l’université de Paris-Sorbonne (Paris IV) était l’un des intervenants…

- Jacques Paugam : Je voudrais vous poser une question très concrète puisque le thème c’est « quelle sagesse pour notre temps ? » : quel pourrait être l’apport essentiel de l’hindouisme à une sagesse pour notre temps ? Est-ce qu’il faut aller le chercher du côté de la théorie de la souffrance, du désir, de la non-violence ? Que mettriez-vous en valeur comme apport le plus fort de l’hindouisme ?_

- Michel Hulin : Je pense que c’est la tradition de méditation. La tradition qui est complémentaire de l’ensemble le plus visible que sont les pratiques dévotionnelles, multiples, spectaculaires…

A côté de celles-ci, il existe une tradition de méditation qui n’est pas uniquement l’apanage de personnages un peu folkloriques comme des yogi de l’Himalaya, mais qui est extrêmement répandue. En effet, il y a quantité de gens (même des hommes d’affaires) qui trouvent moyen, chaque matin par exemple, de réciter quelques formules védiques et surtout de méditer. Et ils combinent cela avec des pratiques plus proprement religieuses. Beaucoup de gens ne vont jamais au temple, beaucoup de brahmanes y vont rarement sauf à quelques occasions dans l’année, mais ils ont chez eux tout un autel où il y a diverses représentations plus ou moins anthropomorphiques de religions. Leur méditation est tantôt plus abstraite vers le brahman par exemple, l’atman, et tantôt au contraire, elle prend pour support des mûrtis c’est-à-dire des figurations religieuses concrètes. C’est l’idée que, ce n’est pas trop les dogmes qui importent, la fidélité aux dogmes ni même tellement le respect de certaines normes dans la conduite,- lesquelles sont plutôt dictées d’avance par la caste à laquelle on appartient-, mais plutôt une certaine manière de vivre le rôle qu’on est appelé à jouer dans le monde. C’est pour ça que la Bhagavad Gita par exemple reste peut-être le texte le plus moderne, le plus utilisable par eux parce qu’elle n’a pas d’obédience sectaire très rigide. Elle consiste à dire : chacun doit jouer le rôle que la naissance l’a amené à jouer en ce monde, mais dans un autre esprit, dans un esprit de détachement ; dans le vocabulaire de la Gita on dit « sans rechercher pour lui les bénéfices de l’action qu’il entreprend ».

- J.P. : Avez-vous l’impression que cette habitude de la méditation donne aux pratiquants de cette religion une perception du temps peut-être plus riche que la nôtre ?

- M.H. : En tout cas certainement différente. D’ailleurs sur le plan spéculatif, on peut dire que les philosophies indiennes sont parties de l’idée, un peu comme les Grecs, du temps circulaire, et puis très souvent, elles associent la temporalité en tant que telle, voient en elle un des visages de l’ignorance métaphysique, de l’illusion ou de la maya.
Dans une multitude de mythes, la percée au-delà des apparences, la percée vers la vérité, est liée à des récits mettant en valeur la fragilité, l’insubstancialité, l’irréalité ultime du temps. Donc cela joue un rôle très important. On est toujours par exemple frappé de voir des gens sur des places de marchés, des cours de temples, au milieu de tohu-bohu et d’un vacarme invraisemblable, qui sont là silencieux. Ils ne prennent pas une pause, je ne crois pas, ce sont des gens de tous les jours : ils réfléchissent, ils méditent, ils parlent éventuellement dans un dialogue silencieux avec leur dieu, et puis après, une fois que c’est terminé, avec le sourire, ils se remettent dans le train-train, mais autrement, dans le monde mais en même temps avec un détachement subtil. […]

1. Voir la suite de l’entretien sur:

http://www.canalacademie.com/ida7764-Michel-Hulin-la-meditation-le-meilleur-apport-de-l-Inde-pour-la-sagesse-aujourd-hui.html

2. Livre de Michel Hulin sur le Vedanta

Shankara et la non-dualité, Michel Hulin

https://www.amazon.fr/Shankara-non-dualit%C3%A9-Michel-Hulin/dp/2351183207

Expériences de Carl Jung au Nouveau Mexique et au Kenya

Taos Pueblo
by (
Luca Galuzzi)

Jung raconte dans ce premier extrait une conversation qu’il a eue avec Mountain Lake, un chef Indien Taos Pueblos pendant son voyage au Nouveau Mexique en 1924.

Extrait de C. G. Jung, ‘Ma vie, Souvenirs, rêves et pensées’, recueillis et publiés par Aniéla Jaffé

(Mountain Lake dit 🙂 «  Les Américains veulent interdire notre religion. Pourquoi ne peuvent-ils pas nous laisser tranquilles ? Ce que nous faisons n’est pas seulement pour nous, mais aussi pour les Américains. — Et même nous le faisons pour le monde entier. Tout le monde en profite. ”

Je vis bien à son agitation qu’il faisait allusion à quelque élément très important de sa religion. Aussi lui demandai-je : “ Pensez-vous que vos pratiques religieuses profitent au monde tout entier ? ” II répondit avec beaucoup de vivacité : “ Naturellement, si nous ne le faisions pas, que deviendrait le monde ? ” Et d’un geste chargé de sens celui qui parlait montra le soleil.

Je sentis qu’ici nous arrivions dans un domaine très délicat qui touchait aux mystères du clan. “ Après tout, nous sommes un peuple, dit-il, qui demeure sur le toit du monde ; nous sommes les fils de notre Père, le Soleil, et grâce à notre religion, nous aidons quotidiennement notre Père à traverser le ciel. Nous agissons ainsi non seulement pour nous, mais pour le monde entier. Si nous arrêtions nos pratiques religieuses, dans dix ans le Soleil ne se lèverait plus. Ce serait la nuit à jamais. ”

Alors je compris sur quoi reposait la “ dignité ”, la certitude sereine de l’individu isolé : il est le fils du Soleil, sa vie a un sens cosmologique : n’assiste-t-il pas son Père — qui conserve toute vie — dans son lever et son coucher quotidiens ?

Jung raconte et commente dans ce deuxième extrait sa prise de conscience de la place de l’homme dans le cosmos et la finalité de la vie humaine. Cela s’est passé pendant son voyage au Kenya et en Uganda en 1925.

Plains of Kenya
Image Source: https://kenyatanzaniasafari.com/

« Partant de Nairobi, nous visitâmes dans une petite Ford les Athi Plains, grande réserve de gibier. Sur une colline peu élevée, dans cette vaste savane, un spectacle sans pareil nous attendait. Jusqu’à l’horizon le plus lointain nous aperçûmes d’immenses troupeaux : gazelles, antilopes, gnous, zèbres, phacochères, etc. Tout en paissant et remuant leurs têtes, les bêtes des troupeaux avançaient en un cours insensible — à peine percevait-on le cri mélancolique d’un oiseau de proie : c’était le silence du commencement éternel, le monde comme il avait toujours été dans l’état de non-être ; car jusqu’à une époque toute récente personne n’était là pour savoir que c’était “ ce monde ”. Je m’éloignai de mes compagnons jusqu’à les perdre de vue. J’avais le sentiment d’être tout à fait seul. J’étais alors le premier homme qui savait que cela était le monde, et qui par sa connaissance venait seulement de le créer réellement.

C’est ici qu’avec une éblouissante clarté m’apparut la valeur cosmique de la conscience : Quod natura relinquit imperfectum, ars perficit (“ Ce que la nature laisse incomplet, l’art le parfait ”), est-il dit dans l’alchimie. L’homme, moi, en un acte invisible de création, ai mené le monde à son accomplissement en lui conférant existence objective. On a attribué cet acte au seul créateur, sans prendre garde que, ce faisant, on ravale la vie et l’être, y compris l’âme humaine, à n’être qu’une machine calculée dans ses moindres détails qui continue sur sa lancée, dénuée de sens, en se conformant à des règles connues d’avance et prédéterminées.

Dans la désolation d’un tel mécanisme d’horlogerie, il n’y a plus de drame de l’homme, du monde et de Dieu ; plus de “jour nouveau” qui mènerait à des “rives nouvelles”, mais simplement le désert de processus calculés d’avance. Mon vieil ami Pueblo me revint en mémoire: il croyait que la raison d’êtrede ses Pueblos était le devoir qu’ils avaient d’aider leur Père le Soleil à traverser chaque jour le ciel. J’avais envié chez eux cette plénitude de sens et recherché sans espoir notre propre mythe. Maintenant je l’appréhendais, et je savais en outre que l’homme est indispensable à la perfection de la création, que, plus encore, il est lui-même le second créateur du monde ; l’homme lui donne pour la première fois l’être objectif — sans lequel, jamais entendu, jamais vu, dévorant silencieusement, enfantant, mourant, hochant la tête pendant des centaines de millions d’années, le monde se déroulerait dans la nuit la plus profonde du non-être pour atteindre une fin indéterminée. La conscience humaine, la première, a créé l’existence objective et la signification et c’est ainsi que l’homme a trouvé sa place indispensable dans le grand processus de l’être.»

Plus loin dans cette autobiographie, Jung détaille en quoi consiste ‘la tâche majeure’ ou ‘la vocation’ de l’existence humaine

« La tâche majeure de l’homme devrait être… de prendre conscience de ce qui, provenant de l’inconscient, se presse et s’impose à lui, au lieu d’en rester inconscient ou de s’y identifier. Car, dans ces deux cas, il est infidèle à sa vocation, qui est de créer de la conscience. Pour autant que nous soyons à même de le discerner, le seul sens de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans les ténèbres de l’être pur et simple. II y a même lieu de supposer que, tout comme l’inconscient agit sur nous, l’accroissement de notre conscience a, de même, une action en retour sur l’inconscient.

Extrait de C. G. Jung, ‘l’Âme et la Vie’, Le conscient et l’inconscient

« Mais pourquoi diable, allez-vous certainement demander, l’homme doit-il à tort et à travers atteindre une plus haute conscience ? Avec cette question vous touchez le centre du problème et la réponse ne m’est pas aisée. C’est une profession de foi. Je crois qu’il fallait que quelqu’un finisse par savoir que ce monde merveilleux des montagnes, des mers, des soleils et des lunes, de la voie lactée et des nébuleuses d’étoiles fixes, a son existence. Alors que je me trouvais sur l’Athi Plains en Afrique Orientale, debout sur une petite colline, et que je voyais paître des troupeaux sauvages de plusieurs milliers de têtes, sans un bruit, éventés par le souffle du monde primitif, tels qu’ils l’avaient toujours fait depuis des temps immémoriaux, j’avais le sentiment d’être le premier homme, le premier être, le seul à savoir que tout cela existait. Tout ce monde autour de moi était encore dans la paix du début et ne savait pas qu’il existait. Au moment même où je le contemplais le monde était devenu et sans ce moment il n’aurait pas été. Toute nature tend à cette fin; elle la trouve remplie en l’homme, et toujours uniquement dans l’être humain le plus conscient et le plus évolué. »

Merci de partager les commentaires que suscitent en vous ces quelques extraits de l’oeuvre de Jung ! Bonne lecture !

Svadharma et Légende personnelle

Offrande de fleurs à GangaOffrande de fleurs à Ganga

Voici des extraits d’un échange récent que j’ai eu avec Julien qui vit à Vancouver, Canada. La question de Julien porte la perspective de la Bhagavad Gita sur le svadharma, ‘mettant l’accent sur le devoir personnel’, et la perspective de ‘l’Occident’, qui met l’accent sur la mission ou ‘sur la vocation unique de chacun’.

Est-il possible de réconcilier ces deux approches? Autrement dit, l’enseignement de la Gita (et du Vedanta) est-il pertinent pour la société moderne ?

5 Mars 2012 – Julien

Dans la Bhagavad Gita (III.35 et XVIII.47), la notion de svadharma équivaut à celle de devoir individuel, auquel l’individu en quête de réalisation spirituelle doit se soumettre, même s’il doit transcender ses préférences personnelles.

En Occident, cependant, la notion de svadharma est souvent présentée comme équivalent à celle de mission ou de vocation personnelle: chacun doit trouver la manière unique d’exprimer ses talents, au service des autres.

Comment réconcilier ces deux perspectives sur le svadharma, l’une mettant l’accent sur le devoir personnel, l’autre sur la vocation unique de chacun?

Sincères salutations, Julien

08 Mars 2012 – Surya

Je ne vois pas d’incompatibilité entre ces deux perspectives. Pour le Vedanta, le svadharma est une manière dynamique de vivre en harmonie avec l’ordre des choses, en étant éveillé à la présence de notre inter connexion avec les autres êtres vivants. Des situations différentes émergent, se manifestent  chaque instant dans notre vie et nous devons sans cesse faire des choix. Ces choix débouchent sur des actions de notre part et quand mes actions sont alignées avec l’ordre universel du dharma plutôt que dictées par mes envies ou préférences individuelles, on peut dire que j’accomplis mon svadharma.

Plus précisément, chaque situation contient en quelque sorte un script pour l’acteur, un rôle que je dois jouer de manière la plus juste, appropriée possible, en m’aligant sur le dharma. Les situations changent, et mes rôles changent. Quand je suis avec mes enfants, mon svadharma en tant que père est évident de lui-même. De la même manière, je joue aussi les rôles de membre d’une communauté, d’employé ou d’entrepreneur dans une entreprise, au sein d’une nation en tant que citoyen, etc. Les scripts de ces différents rôles ne présentent pas de difficulté à priori et doivent parfois faire l’objet d’une interprétation attentive. Chaque situation si elle est vue de manière objective, me dictent en effet ce qui doit être fait par moi dans le cadre des valeurs éthiques universelles (dharma) ou parfois juste de ce qui est approprié.

Votre remarque sur la notion de svadharma en Occident est juste. En effet, toute la vision du dharma reposait en Inde sur le système des varnas et asramas ie qui avaient chacun leur propre dharma, devoirs. Varna est la division de la société en groupes (brahmana, ksatriya, vaisaya, sudra) qui ont un domaine d’action spécifique (karma) et donc des devoirs (dharma) qui se conforment au tempérament, aux qualités requises pour accomplir ces actions. Les asramas incluent les étapes de la vie, étudiant, maitre de maison, etc. car il est clair que mes responsabilités diffèrent aussi en fonction des étapes de ma vie, au sein même d’un varna. Cette division de la société n’a pas cours en Occident en tout cas sous cette forme. Car ce n’est pas parce que je suis le fils d’un médecin ou d’un avocat que je vais devenir à mon tour un médecin ou un avocat. Mon svadharma qui était clair dans la société indienne ne l’est pas en occident. Chacun est encouragé comme vous le soulignez à trouvez sa vocation personnelle sans obligation de reprendre le métier de sa famille. L’individualisme a en quelque sorte primeur sur l’appartenance à un groupe qui avait ses spécificités, ses devoirs particuliers.

 Dans ce cas et je vous le concède, même s’il n’est pas toujours facile de trouver sa vocation, la notion de svadharma est applicable. Si je suis un danseur par exemple je peux parfaitement inscrire ce métier dans un cadre qui est la recherche de ma contribution à la société. Les formes de cette contribution peuvent varier, je peux donner des cours de danse à des déshérités dans des quartiers difficiles ou donner une partie de mes revenus à ceux qui en ont besoin. Ne pas être juste motivé par ma carrière personnelle ou ma gloire en tant que danseur, mais contribuer à la société à ma manière, en fonction de mes talents et de ma sphère d’influence. L’attitude fait la différence et elle émane d’une certaine compréhension des choses. Un dirigeant d’entreprise aura ainsi comme svadharma non seulement de contenter ses actionnaires et de faire du profit, ce qui est parfaitement légitime et souhaitable, mais aussi de veiller à l’impact de ses actions sur l’environnement, le bien être de ses employés, etc.

Je deviens un contributeur et un véritable participant à la société à laquelle j’appartiens. Je peux ainsi contribuer sous différentes formes car je suis conscient que tout ce que j’ai reçu, mon éducation, mes talents, ma position financière, etc. m’a été donné par la société à laquelle j’appartiens. C’est à dire je reconnais que tant de gens différents, organisations , etc. m’ont donné une chance, m’ont élevé, instruit, etc. et ont compté pour moi à un moment donné de ma vie.

Finalement, pour élargir ce propos, on peut remarquer que la culture Indienne exprime par ses formes religieuses cette vision d’un ordre qui résulte d’une intelligence présente en toutes choses. C’est cela qui fonde mon interconnexion avec le reste de l’univers et ma place au sein du tout. Il y a en effet trois yajnas, prières faites tous les jours pour honorer et signifier mon appréciation mature et objective de ma position au sein de ce tout. J’exprime ma reconnaissance aux pitrus, mes ancêtres, qui ont fait de moi ce que je suis ; les devas, toutes les forces dans la nature qui sont la manifestation de lois physiques, biologiques, etc . émanant de l’intelligence présente dans l’univers qui maintiennent l’infrastructure nécessaire à ma vie en tant qu’individu; et les bhutas, tous les êtres vivants, humains, plantes (source de nourriture, d’oxygène, etc.) qui font de moi ce que je suis, à chaque instant que je vis.

Cette appréciation de ma place en tant qu’individu au sein du tout, qui fonde le svadharma, quand elle est comprise, n’est pas spécifique à une culture donnée car c’est une réalité que je peux comprendre, assimiler et intégrer dans ma vie, où que je me trouve.

Merci Julien pour votre question ! Bien à vous, Surya

23 Mars 2012 – Julien

J’apprécie que vous souligniez que le svadharma est une manière dynamique de vivre sa vie, en étant en harmonie avec l’ordre des choses. Si je comprends bien, la vie nous propose constamment des occasions de choisir les actes appropriés; c’est dans la mesure où l’on choisit une action alignée sur le Dharma (l’ordre universel) plutôt que sur nos préférences (lesquelles peuvent justement contredire le Dharma), que l’on actualise notre svadharma. Cette lecture me semble consistante avec les enseignements de la Bhagavad Gita. Comme vous l’écrivez, chaque situation contient un script pour l’acteur, lequel ne présente pas de difficulté à priori. J’en déduis que ce sont nos attitudes intérieures et notre subjectivité à l’égard du script (résistance, jugement, préférences, etc.) qui engendrent notre souffrance. Ainsi, il est vrai, lorsque la situation est acceptée telle qu’elle est, objectivement, l’action requise s’impose naturellement. Ceci correspond pour l’essentiel à la vision traditionnelle du svadharma.

En Occident, comme vous le soulignez, cette vision traditionnelle du svadharma a également cours (sinon, elle ne serait pas universelle, simplement locale et temporaire) mais elle est brouillée par l’accent mis sur la liberté de choix individuel. Vous resituez alors le svadharma sur le plan de la vocation personnelle, laquelle doit s’exprimer en harmonie avec la société, dans un désir de contribuer positivement à la vie des autres. Il n’est ainsi nullement question de vivre égoïstement. Vivre son svadharma, c’est apporter sa contribution unique à la société, dans le respect de ses obligations et de ses devoirs envers les autres (interconnexion) d’une part, de ses talents innés et de sa nature propre d’autre part.

J’avoue que l’équation n’est pas simple à résoudre. Autant au quotidien il est possible et souhaitable de vivre en harmonie avec les défis proposés par la vie et y apporter les solutions éthiques qui en découlent, autant par moments c’est beaucoup plus difficile (à l’image du découragement d’Arjuna). Il y a tant de gens qui font de leur mieux et s’acquittent de leurs devoirs honnêtement, tout en ayant le sentiment de passer à côté d’eux-mêmes, de leur vocation. Ils ne sont pas épanouis. Est-ce que leur souffrance est liée à un manque d’acceptation (ou de surrender) à l’ordre des choses ou est-il l’expression d’un déficit dans l’accomplissement de leur svadharma (lequel recouvre, si je comprends bien, à la fois les obligations envers les autres et envers sa nature propre)? Le fait même de parler de vocation n’est-il pas un luxe car cela n’a rien d’universel: tant de gens sont condamnés à des existences de survie et de dur labeur.

Merci pour à nouveau pour votre excellente réponse.

Amitiés, Julien

Pour en savoir plus sur le Vedanta

1. Voir les vidéos 14 et 16 de la série de 23 vidéos sur l’enseignement de la Bhagavad Gita par Neema Majmudar disponible sur Youtube avec des sous-titres en français.

Vidéo 16 : L’action comme offrande rituelle

Vidéo 14: Le Yoga de l’Action (karma yoga)

2. Voir la Série de 4 vidéos Sagesse et Art de vivre selon la Bhagavad Gita par Surya Tahora en français sur Youtube.

3. Sur le site ‘Le Vedanta, Découvrir ce qui est’

Voir les pages: Devenir un individu mature ; L’individu et le tout 

Transformation et connaissance de soi

A l’occasion de mon passage à l’Ile de la Réunion entre le 22-28 Août 2011, j’ai eu l’opportunité de donner une série de conférences d’Introduction au Vedanta, avec pour titre: L’enseignement de la non dualité (Advaita Vedanta), Une tradition spirituelle pour notre temps

L’une d’entre elles qui a pour thème ‘Transformation et connaissance de soi’ est visible sur Youtube. Elle a été découpée en 4 parties de 30 minutes chacune. La transformation de soi est abordée à deux niveaux.

Relatif avec la découverte du grand ordre des choses que présente le Vedanta et ses implications sur la manière dont nous pouvons vivre notre vie, en tant qu’individu relié au tout, éveillé à la présence de cet ordre qui imprègne l’ensemble de l’univers à différents niveaux (physique, biologique, psychologique, épistémologique, etc.)

Le niveau absolu (la vision de l’Un non duel, libre de toute limitation que nous sommes en réalité, dépassant en cela la relation individu/tout) est abordé en fin de conférence dans les parties 3 et 4 qui inclut un dialogue avec les participants.

Maya, finitude et angoisse du monde moderne

Photo par Giulio Di Sturco

 

Voici un extrait d’un livre de Mircea Eliade, Mythes Rêves et mystères, tiré du chapitre ‘Symbolisme religieux et valorisation de l’angoisse’. Eliade se propose dans ce chapitre ‘de situer et d’étudier l’angoisse du monde moderne dans la perspective de l’histoire des religions’. Sa démarche est de se placer à l’extérieur de notre civilisation moderne et de l’appréhender depuis la perspective d’autres cultures et religions. Plus particulièrement, et c’est le passage qui nous intéressera ici, Eliade ébauche sous forme d’un dialogue imaginaire ce qu’un philosophe Indien aurait à dire de la découverte de la précarité et de la finitude de l’individu par certaines philosophies modernes et de l’angoisse qu’elle engendre inévitablement.

Eliade définit tout d’abord de manière succincte un des mots clés de la philosophie Indienne, Maya, ce qui lui permet d’entrer au coeur de la question de la réalité ou de l’irréalité du monde et en conséquence de ses implications sur ce que peut être notre relation avec le monde et notre mode d’être dans le monde. Cette première approche de la Maya mériterait bien sûr d’être élaborée plus longuement, ce que nous ferons dans un de nos prochains billets. Pour l’instant, il nous suffira de rappeler que sat, l’Être, est ce qui existe réellement, la réalité absolue ou l’être en tant que tel ; et que asat, le Non-Être, est ce qui dépend pour son existence de quelque chose d’autre, ce qui semble réel mais ne l’est pas de manière absolue, la réalité empirique). Nous ajouterons que Maya est appelée la Grande Magicienne, l’Enchanteresse. Elle est ce Pouvoir qui déploie, projette, manifeste à l’échelle cosmique l’Un dénué de tout changement  et le fait apparaître comme toutes les formes variées, multiples et sans cesse changeantes de l’univers, que je tiens comme absolument réelles mais qui n’ont qu’une existence relative et empirique. A l’échelle individuelle, elle est ce pouvoir d’ignorance, qui me fait conclure que je suis un être limité, confiné dans ce corps, mortel, sujet à la joie et la peine, asservi, conditionné alors que je suis éternellement libre, immortel, présent partout et dénué de toute limitation, ou en d’autres termes que je suis l’Un, l’Être, la réalité absolue dont dépend tout l’univers pour son existence.

 

Il est également intéressant de savoir comment a été valorisé le Néant dans les religions et les métaphysiques de l’lnde; le problème de l’Être et du Non-Être étant considéré à juste titre comme une spécialité de la pensée indienne. Pour la pensée indienne, notre monde aussi bien que notre expérience vitale et psychologique sont les produits plus ou moins directs de l’illusion cosmique, de la Mâyâ. Sans entrer ici dans les détails, rappelons que « le voile de la Mâyâ » est une formule imagée pour exprimer l’irréalité ontologique, à la fois du monde et de toute expérience humaine ; nous précisons ontologique, car ni le monde ni l’expérience humaine ne participent à l’Être absolu. Le monde physique, de même que notre expérience humaine, sont constitués par le devenir universel, par la temporalité; ils sont donc illusoires, créés et détruits qu’ils sont par le Temps. Mais ceci ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, qu’ils sont une création de mon imagination. Le monde n’est pas un mirage ou une illusion dans le sens immédiat du terme : le monde physique, mon expérience vitale et psychique existent, mais ils existent uniquement dans le Temps, ce qui veut dire, pour la pensée indienne, qu’ils n’existeront plus demain ou d’ici cent millions d’années ; par conséquent, jugés à l’échelle de l’Être absolu, le monde, et avec lui toute expérience dépendant de la temporalité, sont illusoires. C’est dans ce sens que la Mâyâ révèle, pour la pensée indienne, une expérience particulière du Néant, du Non-Être.

Eliade explique ensuite en quoi la découverte de certaines philosophies modernes de la précarité et la mortalité de l’être humain, la pensée moderne définissant essentiellement l’homme comme un être limité, soumis au temps et donc à de multiples conditionnements dont l’histoire, peut être rapprochée de ‘la situation dans la Maya’ que décrit la philosophie Indienne.

 

Essayons maintenant de décrypter l’angoisse du monde moderne par la clé de la philosophie indienne. Un philosophe indien dirait que l’historicisme et l’existentialisme introduisent l’Europe à la dialectique de la Mâyâ. Voici à peu près quel serait son raisonnement : la pensée européenne vient de découvrir que l’homme est implacablement conditionné, non seulement par sa physiologie et son hérédité, mais aussi, par l’Histoire et surtout par sa propre histoire. C’est ce qui fait que l’homme est toujours en situation : il participe toujours à l’histoire, il est un être foncièrement historique. Le philosophe indien ajoutera : cette « situation », nous la connaissons depuis très longtemps; c’est l’existence illusoire dans la Mâyâ. Et nous l’appelons existence illusoire justement parce qu’elle est conditionnée par le Temps, par l’Histoire. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’lnde n’a jamais accordé d’importance philosophique à l’Histoire. L’Inde s’est préoccupée de l’Être et l’Histoire, créée par le devenir, est justement une des formules du Non-Être. Mais ceci ne veut pas dire que la pensée indienne a négligé l’analyse de l’historicité : ses métaphysiques et ses techniques spirituelles ont procédé depuis longtemps à une analyse extrêmement fine de ce que la philosophie occidentale appelle aujourd’hui : « être dans le monde » ou « être en situation »; le Yoga, le bouddhisme, le Vêdanta se sont appliqués à démontrer la relativité et partant la non-réalité de toute « situation », de toute « condition» ). De nombreux siècles avant Heidegger, la pensée indienne avait identifié dans la temporalité la dimension fatale de toute existence, exactement comme elle avait pressenti, avant Marx ou Freud, le conditionnement multiple de toute expérience humaine et de tout jugement sur le monde. Lorsque les philosophies indiennes affirmaient que l’homme est « enchaîné » par l’illusion, cela voulait dire que toute existence se constitue nécessairement comme une rupture, done en se séparant de l’absolu. Lorsque le Yoga ou le bouddhisme disaient que tout est souffrance, que tout est passager (sarvam dukham, sarvam anityam), le sens était celui du Sein und Zeit, à savoir que la temporalité de toute existence humaine engendre fatalement l’angoisse et la douleur. En d’autres termes, la découverte de l’historicité comme le mode d’être spécifique de l’homme dans le monde correspond à ce que les Indiens appellent depuis longtemps la situation dans la Mâyâ, Et le philosophe indien dira que la pensée européenne a compris la précarité et la condition paradoxale de l’homme qui prend conscience de sa temporalité.

Les conséquences de ‘cette découverte tragique’ est naturellement l’angoisse d’un être qui n’a d’autre horizon que celui de sa temporalité ou de sa fin prochaine. Il n’a pas d’autre issue que d’accepter sa finitude ou de l’oublier, de la contourner par de multiples moyens qui ne feront qu’entretenir, nourrir, perpétuer son sentiment de limitation. A aucun moment, il ne se dira que je ne suis peut être pas ce que je crois être. Car il prend pour étant la seule réalité qui vaille et qui soit, pour un fait incontestable cette vision du monde et de son existence. A l’opposé, le philosophe Indien prend acte de son analyse de l’irréalité foncière du monde, de la finitude de l’être humain mais l’attribue à l’ignorance de son être véritable. Il s’efforcera d’y mettre fin en dissipant les voiles de la Maya par la connaissance de l’être absolu et libre qu’il est déjà de toute éternité.

 

L’angoisse surgit de cette découverte tragique, que l’homme est un être voué à la mort, issu du Néant et en route vers le Néant. Seulement, le philosophe indien restera perplexe devant les conséquences que certains philosophes modernes ont tirées de cette découverte. Car, après avoir compris la dialectique de la Mâyâ, l’Indien s’efforce de se délivrer de ces illusions, tandis que certains Européens semblent satisfaits de leur découverte et s’installent dans une vision nihiliste et pessimiste de l’existence et du monde.

Il ne nous incombe pas de discuter le pourquoi de cette situation de la pensée européenne : nous voulons seulement la soumettre au jugement de la philosophie indienne. Or, pour un Indien, la découverte de l’illusion cosmique n’a pas de sens si elle n’est pas suivie par la recherche de l’Être absolu; la notion de Mâyâ n’a pas de sens sans la notion de Brahman. En langage d’Occidental, on pourrait dire : prendre conscience qu’on est conditionné n’a de sens que si l’homme se tourne vers l’inconditionné et cherche la délivrance. La Mâyâ est un jeu cosmique et en fin de compte illusoire, mais lorsqu’on l’a comprise comme telle, lorsqu’on a déchiré les voiles de la Mâyâ, on se trouve devant l’absolu, devant la réalité ultime. L’angoisse est provoquée par la prise de conscience de notre précarité et de notre irréalité foncière, mais cette prise de conscience n’est pas une finalité en soi-même : elle nous aide seulement à découvrir l’illusion de notre existence dans le monde, mais à ce point précis intervient une deuxième prise de conscience : on découvre que la Grande Illusion, la Mâyâ, était nourrie par notre ignorance, c’est-à-dire par notre fausse et absurde identification avec le devenir cosmique et avec l’historicité. En réalité, précise le philosophe indien, notre véritable Soi – notre âtman, notre purusha – n’a rien à voir avec les multiples situations de notre historicité. Le Soi participe à l’être; l’âtman est identique à Brahman. Pour un Indien, notre angoisse est facilement compréhensible : nous sommes angoissés parce que nous venons de découvrir que nous sommes non pas mortels, dans le sens abstrait du syllogisme, mais mourants, en train de mourir, en tant qu’implacablement dévorés par le Temps. L’Indien comprend très bien notre peur et notre angoisse, car il s’agit, en somme, de la découverte de notre propre mort. Mais de quelle mort est-il question? se demandera l’lndien. De la mort de notre non-moi, de notre individualité illusoire, c’est-à-dire de notre propre Mâyâ et non pas de l’Être auquel nous participons, de notre âtman, qui est immortel justement parce qu’il n’est pas conditionné et n’est pas temporel. L’Indien sera donc d’accord avec nous pour admettre que l’angoisse devant le Néant de notre existence est homologable à l’angoisse devant la Mort — mais il ajoutera immédiatement: cette Mort qui vous rend anxieux n’est que la Mort de vos illusions et de votre ignorance; elle sera suivie par une renaissance, par la prise de conscience de votre véritable identité, de votre véritable mode d’ être: celui de l’être non conditionné, libre. En un mot, dira le philosophe indien, c’est la conscience de votre propre historicité qui vous rend; anxieux, mais il n’y a rien là que de très compréhensible: car il faut mourir à l’Histoire pour découvrir et vivre l’Être.

On devine facilement ce qu’un philosophe européen, historiciste ou existentialistc, pourrait répliquer à une telle interprétation de l’angoisse. Vous me demandez, dirait-il, de « mourir à l’Histoire » ; mais l’homme n’est pas, et il ne peut pas être, autre chose qu’Histoire, car son essence même est la temporalité. Vous me demandez donc de renoncer à mon existence authentique et de me réfugier dans une abstraction, dans l’Être pur, l’âtman; de sacrifier ma dignité d’être créateur d’Histoire et de vivre une existence anhistorique, inauthentique, vide de tout contenu humain. Je préfère alors m’installer dans l’angoisse: au moins elle ne me refuse pas une certaine grandeur héroïque, qui est celle de la prise de conscience et de l’acceptation de la condition humaine.

Pour conclure, Eliade dissipe un malentendu courant sur la pensée spirituelle de l’Inde. Car si l’on qualifie le cadre même de toute activité humaine, ce monde où nous vivons, comme étant le produit de la Maya, et à ce titre dépourvu d’existence réelle, cela n’équivaut-il pas à encourager une dépréciation de la vie, une attitude négative vis-à-vis de toutes les poursuites de l’homme et même une invitation à un renoncement complet aux activités du monde ?

 

Il n’entre pas dans notre propos de discuter ces positions philosophiques européennes. Nous devons pourtant insister sur un malentendu qui défigure l’image que l’Occident se fait de l’Inde et de la spiritualité indienne. Il n’est pas du tout vrai que la découverte de l’illusion cosmique et la soif métaphysique de l’Être se traduisent, dans l’Inde, par une dévalorisation totale de la Vie et par la croyance en la vacuité universelle. On commence maintenant à comprendre que, peut-être plus qu’aucune autre civilisation, l’Inde aime, respecte la Vie et en jouit à tous ses niveaux. Car la Mâyâ n’est pas une illusion cosmique, absurde et gratuite, comme s’avère absurde, pour certains philosophes européens, l’existence humaine issue du Néant et se dirigeant vers le Néant. Pour la pensée indienne, la Mâyâ est une création divine, un jeu cosmique qui a comme but aussi bien l’expérience humaine que la délivrance de cette expérience. Par conséquent, prendre conscience de l’illusion cosmique ne veut pas dire, dans l’Inde, découvrir l’universalité du Néant, mais simplement, que toute expérience dans le monde et dans l’Histoire est dépourvue de validité ontologique; donc, que notre condition humaine ne doit pas être considérée comme une fin en soi. Mais, une fois acquise cette prise de conscience, l’Hindou ne se retire pas du monde; autrement, l’lnde aurait depuis longtemps disparu de l’Histoire, car la conception de la Mâyâ est acceptée par l’immense majorité des Hindous. La prise de conscience de la dialectique de la Mâyâ ne conduit pas nécessairement à l’ascèse et à l’abandon de toute existence sociale et historique. Cette prise de conscience se traduit généralement par une tout autre attitude : celle révélée par Krishna à Arjuna dans la Bhagavad Gîtâ, à savoir : continuer à rester dans le monde et participer à l’Histoire, mais en se gardant bien d’accorder à l’Histoire une valeur absolue. Plutôt qu’une invitation à renoncer à l’Histoire, c’est le danger d’idolâtrie devant l’Histoire que nous révèle le message de la Bhagavad Gîtâ. Toute la pensée indienne insiste sur ce point précis : que l’ignorance et l’illusion n’est pas de vivre dans l’Histoire, mais de croire à la réalité ontologique de l’Histoire. Comme nous l’avons déjà dit, le monde, bien qu’illusoire — parce qu’il est en perpétuel devenir — n’est pas moins une création divine. Le monde, lui ausi, est sacré ; mais, chose paradoxale, on ne découvre la sacralité du monde qu’après avoir découvert qu’il est un « jeu » divin. L’ignorance, et donc l’angoisse et la souffrance, sont nourries par la croyance absurde que ce monde périssable et illusoire représente la réalité ultime. Nous retrouvons une dialectique similaire à l’égard du Temps. D’après la Maitri-Upanishad, Brahman, l’Être absolu, se manifeste à la fois sous deux aspects polaires : le Temps et l’Éternité. L’ignorance consiste à ne voir que son aspect négatif, la temporalité. La « mauvaise action », comme disent les Hindous, n’cst pas de vivre dans le Temps, mais de croire qu’il n’existe rien  d’autre en dehors du Temps. On est dévoré par le Temps, par l’Histoire, non parce qu’on vit dans le Temps, mais parce qu’on croit à la réalité du Temps et, partant, on oublie ou on méprise l’éternité.

Pour en savoir plus sur le Vedanta

1. Voir les vidéos 11 et 12 de la série de 23 vidéos sur l’enseignement de la Bhagavad Gita par Neema Majmudar disponible sur Youtube.

Vidéo 11 :Qu’est ce que la réalité?

Vidéo 12: Je suis Etre-Conscience illimité

2. Sur le site ‘Le Vedanta, Découvrir ce qui est’

Voir les pages: La nature du problème fondamental; Les ordres de réalité; La nature du soi

La vie peut être un rituel et l’univers tout entier l’autel…

Un poème simple et profond basé sur  l’enseignement de la Bhagavad Gita écrit par notre ami du Brésil,  Bharadvaja, qui a accepté de le partager sur ce blog.

En voici une (tentative de) traduction en français :

La vie peut être un rituel
L’univers tout entier l’autel

Chacune de nos actions, une offrande

Les évènements, un enseignement
Des opportunités de grandir

Etre en harmonie
Des pas, portés par les besoins de l’autre

La compassion, comme choix délibéré

Issu de la liberté qui nous a été donnée
Faire ce qui doit être fait, un défi de tous les instants

L’attitude appropriée
Un comportement conscient, accompagné de responsabilité

Nous pouvons alors tenter

De recevoir
Tous les fruits donnés, le résultat
comme étant sacré.

Vitor Arieira Harres (Bharadvaja)
Rishikesh, 04 Juillet 2009

En savoir plus :

La Série de Videos ‘L’enseignement intemporel de la Bhagavad Gita‘, sur Youtube (en anglais avec sous-titres français)

14. Gita II, 47- Le yoga de l’action

Tu disposes d’un choix au niveau de ton action mais pas au niveau des résultats de cette action

15. B.Gita- II,48- Accepter les situations

Comment recevoir les situations qui se présentent à nous avec grâce et les accepter avec sérénité?

16. B.Gita- III,9-L’action comme offrande rituelle

Vivre dans un univers interconnecté et lui apporter son unique contribution

Le site Vedanta, Découvrir ce qui est

[1] Article en format pdf ,  La vision du Vedanta

[2] Maturité & connaissance, L’ individu et le tout

[3] Maturité & connaissance, Comment la vie peut devenir un moyen de devenir mature & Etre en harmonie avec l’ordre éthique universel

[4] L’action et les résultats de l’action, Qu’est-ce que le karma yoga?

Accepter le passé (2)- Une méditation et prière par Swami Dayananda Saraswati

Pour faire suite à mon billet précédent sur le processus qui conduit à l’acceptation du passé, une nécessité soulignée par la psychologie et par toutes les traditions spirituelles, voici une seconde méditation et prière de Swami Dayananda Saraswati à ce sujet :

O Seigneur, je te demande de l’aide
Pour être capable d’accepter mon passé.
Le passé n’est pas le méchant de l’histoire,
Et ne doit pas être considéré avec mépris.
Le passé a fait de moi ce que je suis maintenant.

Chaque expérience était une source d’enrichissement.
Le problème ne vient pas du fait que j’ai un passé
Mais de ce que je me vois comme une victime du passé
Parce que je l’accepte pas.

Que cela devienne clair pour moi.
Je ne hais pas mon passé.

Dans la haine, il y a déni, rejet du passé. Je ne peux renier mon passé et encore moins le rejeter. Le passé est ce qu’il est, c’est un fait déjà accompli. Je ne peux absolument rien y changer, c’est un fait. Le problème est que lorsque je rejette le passé, lorsque j’éprouve du ressentiment envers le passé, je ne l’accepte pas.

Lorsque je me critique, je critique le passé. Cela veut dire que je ne l’accepte pas. Plus je vois que le passé ne peut pas changer, plus je me libère de mon ressentiment, ma rancoeur, mon animosité, ma colère, mes remords, mes regrets, etc.

Nous dépensons notre temps et notre énergie à éprouver de la colère contre le passé. Je demande de l’aide car c’est une chose de comprendre le passé mais une  autre d’être libre de tout ressentiment et de rancune envers lui. La prière agit car il y a soumission, reddition.

La prière est elle-même une action et son résultat s’appelle la grâce Je crée la grâce. Je n’attends pas que la grâce vienne à moi. Je l’invoque par la prière. La prière produit aussi un résultat parce qu’il y a une acceptation de mon impuissance dans la soumission.

Si je comprends comment je ne peux rien changer à mon passé, pourquoi se fait-il que je sois en colère ? Pourquoi ai-je tant de haine envers moi-même ? Pourquoi tant de critiques envers moi-même ? Je suis impuissant, isolé, seul, dépourvu de ressources. Mon effort, ma volonté entre en jeu dans la reconnaissance de mon impuissance et dans ma capacité à prier. Ma volonté est utilisée de manière réfléchie pour me soumettre. Dans cette soumission, c’est la volonté qui est soumise, et pour soumettre et suspendre ma  volonté, j’utilise ma volonté.

Il faut voir la beauté de la prière. II n’y a aucune méditation, aucun rituel, sans prière. Nulle technique ne peut remplacer la prière car dans toute technique, la volonté est toujours là. Ici, la volonté se soumet volontairement et cette soumission accomplit des miracles. Dans la soumission elle-même, il y a acceptation. Comprenez que dans la soumission, il y a acceptation du passé.

Je ne change pas l’esprit qui se critique lui-même. Je ne veux pas d’un esprit qui ne critiquera pas les autres ou moi-même. Ce n’est pas là le problème pour moi. Tout ce que je veux, c’est d’accepter cet esprit, de pouvoir accepter l’esprit qui se critique, se fustige, se juge lui-même.

Quand je dis que j’accepte mon passé, alors j’accepte les conséquences du passé. Le résultat du passé est l’auto-critique. J’accepte l’esprit tel qu’il est, les pensées telles qu’elles sont. Je n’ai pas peur de ce mental qui se juge lui-même, de ce mental qui se condamne lui-même. Je recherche la capacité d’accepter totalement ces pensées auto­critiques.

O Seigneur, aide-moi à accepter
Cet esprit qui se juge, se critique,
Se condamne et se lamente sur lui-même.

Aide-moi, je t’en prie.
Je soumets ma volonté
Car j’ai essayé d’utiliser ma volonté pour changer.

Cela n’a pas marché. Cela ne marchera jamais.
Alors, j’abandonne.

Je n’abandonne pas par impuissance,
Je m’abandonne à toi de manière réfléchie
Je m’en remets à toi
Je livre ma volonté dans tes mains.

Je n’ai aucune raison de désespérer.
Tout ce que je veux c’est d’accepter ce passé et ses conséquences.

Je ne tente pas d’éviter ces pensées auto-critiques,
Je ne cherche pas ta grâce pour les éliminer.
Donne moi Ta grâce pour accepter toutes ces pensées.

Pour aller plus loin

Quelques liens vers le site, Vedanta, Découvrir ce qui est:

[1] La maturité et la connaissance, Devenir un être humain mature

[2] La maturité et la connaissance, L’individu et le tout

[3] Article en pdf, La vision védique de Dieu

[4] Article en pdf, Entrer en relation avec Isvara

[5] Article en pdf, Tout sur la grâce

[6] Acheter ce livre de Swami Dayananda sur Amazon

La nature du temps: Physique & Vedanta

De façon générale, nous méditons sur le temps sans trop savoir à quel type d’objet nous avons affaire. Le temps est-il un objet naturel, un aspect des processus naturels, un objet culturel? Est-ce parce que nous le désignons par un substantif que nous croyons abusivement à son caractère d’objet? Qu’est-ce donc qu’indiquent vraiment les horloges quand nous disons qu’elles donnent l’heure ? Est-ce parce que nous sommes capables de mesurer le temps que de nombreuses locutions familières suggèrent que le temps est un objet physique? Mais l’idée que nous avons du temps est-elle un fidèle décalque de la réalité? En temps qu’objet de réflexion, ne se ramène-t-il pas plutôt à une représentation forgée par l’individu?

Ce sont là quelques unes des questions sur la nature du temps qu’évoquent un article d’Etienne Klein intitulé ‘Le temps de la physique’ et une série d’entretiens vidéo d’Etienne Klein intitulée ‘Le temps existe-t-il ?’ (1/4   Définition du temps ; 2/4  Les ingrédients du temps ; 3/4 La réalité du temps ; 4/4 Le temps et la foi ).

Etienne Klein est physicien et docteur en philosophie des sciences. Il dirige le Laboratoire de recherches sur les sciences de la matière du CEA (Commissariat à l’Energie Atomique),

L’article d’Etienne Klein intitulé ‘Le temps de la physiquecommence par souligner le fait malgré sa familiarité apparente, l’expérience que chacun de nous en fait et les tentatives de définition qu’on peut lui donner, ‘le mot temps se perd dans les brumes dès qu’on veut en saisir le contenu’.

En dépit de son allure familière, le temps suscite des impasses et des paradoxes de toute sorte, dont le nombre semble grandir avec la pénétration du regard. La première difficulté, déjà repérée par saint Augustin, est que le mot temps ne dit pratiquement rien de la chose qu’il est censé exprimer. Le mot temps désigne – en apparence – l’objet d’un savoir et d’une expérience immédiats, mais il se perd dans les brumes dès qu’on veut en saisir le contenu. Bien sûr, on peut tenter de définir le temps : dire qu’il est ce qui passe quand rien ne se passe ; qu’il est ce qui fait que tout se fait ou se défait ; qu’il est l’ordre des choses qui se succèdent ; qu’il est le devenir en train de devenir ; ou, plus plaisamment, qu’il est le moyen le plus commode qu’a trouvé la nature pour que tout ne se passe pas d’un seul coup. Mais toutes ces expressions présupposent ou contiennent déjà l’idée du temps. Elles n’en sont que des métaphores, impuissantes à rendre compte de sa véritable intégrité.

Il souligne ensuite comment le temps ne peut être appréhendé et observé comme nous le faisons pour un objet ordinaire en mettant une distance entre lui et nous, car ‘nous sommes inexorablement dans le temps’.

La troisième difficulté que nous avons par rapport au temps est que ‘le temps n’est une  » matière  » à aucun de nos cinq sens. Il n’est pas perceptible en tant que phénomène brut.’

Et il y a aussi ‘le paradoxe, et même le prodige, de la réalité du temps’ :

Puisque le passé n’est plus, que l’avenir n’est pas encore, puisque le présent lui-même a déjà fini d’être dès qu’il est sur le point de commencer, comment pourrait-on concevoir un être du temps? Comment pourrait-il y avoir une existence du temps si le temps n’est ainsi composé que d’inexistences? De fait, le temps est toujours disparaissant. Son mode d’être est de ne pas être.

La suite de l’article explore de manière concise (et parfois technique pour un lecteur non scientifique ) le temps des physiciens, en débutant par ces réflexions,

Les scientifiques de toute discipline sont confrontés au temps. Je parlerai surtout des physiciens. Il peut sembler curieux d’associer le temps et la physique. Celle-ci cherche en effet, sans se l’avouer toujours, à éliminer le temps. Le temps est associé au variable, à l’instable, à l’éphémère, tandis que la physique, elle, est à la recherche de rapports qui soient soustraits au changement. Lors même qu’elle s’applique à des processus qui ont une histoire ou une évolution, c’est pour y discerner soit des substances et des formes, soit des lois et des règles indépendantes du temps. Dans son désir d’accéder à un point de vue quasi divin sur la nature, la physique prétend à l’immuable et à l’invariant. Mais dans sa pratique, elle se heurte au temps. Reprenons la métaphore classique comparant le temps à un fleuve qui coule. Elle évoque les notions d’écoulement, de succession, de durée, d’irréversibilité. Ces symboles font partie du questionnement des physiciens. Est-il question d’écoulement? Les physiciens se demandent si l’écoulement du temps est élastique ou non. La physique classique, sur ce point, ne répond pas comme la relativité. Est-il question de durée? Les cosmologistes, quant à eux, aimeraient savoir si le temps a eu un début et s’il aura une fin. Enfin, à l’instar du fleuve, le temps a un cours : il s’écoule inexorablement du passé vers l’avenir (ce cours irréversible n’est pas un caractère du temps parmi d’autres caractères, il est la temporalité même du temps). Mais qu’en est-il des phénomènes qui se déroulent dans le temps, s’interrogent les physiciens? Leur sens peut-il ou non s’inverser?

La conclusion de l’article est limpide et étonnante à la fois,

De fait, les physiciens sont parvenus à faire du temps un concept opératoire sans être capables de définir précisément ce mot.

…chacun des systèmes conceptuels de la physique donne au temps un statut original et particulier. Il n’y a visiblement pas d’universalité du concept de temps, ni d’unité théorique autour de lui.

La nature du temps semble ainsi échapper, selon leur propre aveu, à toute appréhension catégorique de la part des physiciens. C’est là une conclusion remarquable basée sur l’intégrité caractéristique de la démarche des scientifiques dans leur exploration de l’univers et de l’espace-temps.

Si l’on interroge le Vedanta à ce propos, il parvient par des moyens différents à une conclusion étonnamment similaire au sujet du temps et de manière plus générale à l’univers. En effet selon le Vedanta, l’univers et donc l’ensemble des phénomènes de l’univers ainsi que le temps et l’espace qui en forment le cadre sont mithya en termes de réalité. En d’autre termes, le Vedanta affirme que cet univers à qui nous attribuons une réalité absolue, tangible solide, et comme étant la seule et unique réalité ne l’est pas quant on l’examine plus en avant. L’univers (et le temps) sont mithya.

Mithya est un terme ontologique traduisant notre compréhension de la réalité des choses et qui signifie ‘satasatbhyam anirvacaniyam’, c’est à dire cela qui ne peut être défini de manière définitive ou catégorique comme étant sat, réellement existant, existant par lui-même, absolument réel ; on ne peut pas non plus affirmer que cela est asat, non existant, comme le fils d’une femme stérile ou les cornes d’un lièvre, un cercle carré pour reprendre les exemples traditionnels du Vedanta.

Ce qui est mithya se situe donc entre la non existence (asat) et la réalité absolue (sat); c’est un ‘entre-deux’ qui est celui de la réalité empirique, transactionnelle, gouvernée par des lois que découvre la science, et qui constitue le champ commun d’interaction et d’expression des êtres humains.

Swami Dayananda Saraswati, un enseignant traditionnel du Vedanta, dit que dés que l’on analyse le temps, on se rend compte il n’y a en réalité ni passé ni futur mais seulement le présent,

Le passé ne peut pas être pensé dans le passé. Il ne peut être pensé que dans le présent. Ainsi, le passé est une pensée au présent. Le futur lui aussi ne peut être pensé que dans le présent. Le passé était ‘présent’, le futur sera ‘présent’ et bien entendu, le présent est ‘présent’.

S’il en est ainsi, si le présent semble être indissociable du temps, quelle est la nature du présent ? Quand nous disons le présent, que voulons-nous indiquer exactement par ce mot? Généralement, c’est pour nous un intervalle ou un moment entre deux évènements, dont la longueur varie en fonction de notre perspective. Swami Dayananda Saraswati poursuit à ce sujet et dit que,

Le présent peut être réduit au kalpa (au cycle) présent, au millénaire présent, au siècle présent, à la décennie présente, à l’année présente, et encore plus en avant l’heure présente, la minute, la seconde, une microseconde, etc. Et tout ceci peut être divisé plus en avant ou réduit mathématiquement à l’infini.

Si le présent qui est la nature du temps se dérobe à nous quand on tente de le saisir, et se perd dans l’infini d’une régression mathématique, peut-on toujours affirmer qu’il est sat ? Non, il est mithya en termes de réalité. Tout comme le pot d’argile qui n’est qu’un nom pour un objet qui certes a une utilité et une réalité empirique mais n’a pas de réalité indépendamment de l’argile, le temps est mithya. Le temps n’est qu’un nom ou un ‘concept opératoire’ qui dépend pour son existence du Soi, de l’Etre-Conscience, que révèle le Vedanta avec l’aide d’une méthodologie d’enseignement précise et systématique. Swami Dayananda Saraswati résume en quelques mots cette relation en disant que,

Sans la présence de la Conscience, il n’y a pas de temps. Qu’est-ce donc que le présent ? Cette Conscience seule est le présent. Le présent ‘est’. La vérité du temps est la Conscience libre du temps, l’éternité. L’éternité n’est pas dans le temps. Le temps non éternel est soutenu par la Conscience éternelle, libre du temps. En réalité, il n’y a pas de temps. Ce qui est ici est uniquement la Conscience libre du temps. Le temps dépend entièrement pour son existence de la Conscience ou sat chit ananda, l’Etre-Conscience dépourvu de toute limitation. C’est cela qui est la réalité de toute chose, et la réalité du temps.

Quelques vidéos avec Etienne Klein

1. Rencontre avec Etienne Klein, sur le temps

2. Le temps est-il une illusion? – Marc Lachièze-Rey, Étienne Klein

Pour en savoir plus sur le Vedanta

1. Voir les vidéos 11 et 12 de la série de 23 vidéos sur l’enseignement de la Bhagavad Gita par Neema Majmudar disponible sur Youtube.

Vidéo 11 :Qu’est ce que la réalité?

Vidéo 12: Je suis Etre Conscience illimitée

2. Sur le site ‘Le Vedanta, Découvrir ce qui est’

Voir les pages Les ordres de réalité; La nature du soi

St Augustin, les Confessions, sur le temps

Comme le dit Etienne Klein, Saint Augustin exprime lui aussi sa perplexité devant l’impossibilité de mettre le doigt sur la réalité du temps et sur son mode d’être, et en conclut que le passé et le futur ne peuvent se définir que relativement au présent, qui seul semble avoir une réalité.

Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas! Et pourtant – je le dis en toute confiance – je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé, et si rien n’advenait, il n’y aurait pas d’avenir, et si rien n’existait, il n’y aurait pas de temps présent.

Mais ces deux temps, passé et avenir, quel est leur mode d’être alors que le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore? Quant au présent, s’il était toujours présent sans passer au passé, il ne serait plus le temps mais l’éternité. Si donc le présent, pour être du temps, ne devient tel qu’en passant au passé, quel mode d’être lui reconnaître, puisque sa raison d’être est de cesser d’être, si bien que nous pouvons dire que le temps a l’être seulement parce qu’il tend au néant. […]

Enfin, si l’avenir et le passé sont, je veux savoir où ils sont. Si je ne le puis, je sais du moins que, où qu’ils soient, ils n’y sont pas en tant que choses futures ou passées, mais sont choses présentes. Car s’ils y sont, futur il n’y est pas encore, passé il n’y est plus. Où donc qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils n’y sont que présents. Quand nous racontons véridiquement le passé, ce qui sort de la mémoire, ce n’est pas la réalité même, la réalité passée, mais des mots, conçus d’après ces images qu’elle a fixées comme des traces dans notre esprit en passant par les sens. Mon enfance par exemple, qui n’est plus, est dans un passé qui n’est plus, mais quand je me la rappelle et la raconte, c’est son image que je vois dans le présent, image présente en ma mémoire.
En va-t-il de même quand on prédit l’avenir? Les choses qui ne sont pas encore sont-elles pressenties grâce à des images présentes ? Je confesse, mon Dieu, que je ne le sais pas. Mais je sais bien en tout cas que d’ordinaire nous préméditons nos actions futures et que cette préméditation est présente, alors que l’action préméditée n’est pas encore puisqu’elle est à venir. Quand nous l’aurons entreprise, quand nous commencerons d’exécuter notre projet, alors l’action existera mais ne sera plus à venir, mais présente. […]

Il est dès lors évident et clair que ni l’avenir ni le passé ne sont et qu’il est impropre de dire: il y a trois temps, le passé, le présent, l’avenir, mais qu’il serait exact de dire: il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l’avenir. Il y a en effet dans l’âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs: un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l’avenir, l’attente. Si l’on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu’il y en a trois”.

Saint Augustin, Confessions, trad. E Khodoss, livre XI, § XIV, XVIII et XX.